Opéra : Hippolyte et Aricie entre abstraction et magie musicale
Publié par Jean-Pierre Robert le 29 novembre 2018. Publié dans Musique
Une première à la Staatsoper Unter den Linden que la présentation d'Hippolyte et Aricie de Rameau. Belle idée de l'avoir inscrite au répertoire à l'occasion de ces premiers BarockTage. Autre événement : la présence au pupitre de Sir Simon Rattle qui tout juste parti de la Philharmonie de Berlin, revient en cette ville, à l'opéra cette fois. Pour promouvoir Rameau, un compositeur qu'il chérit pour l'avoir déjà abordé, entre autres, au Festival de Salzbourg dans les années 90 avec Les Boréades. « On ne réalise pas combien il y a là de riche schéma d'art », souligne-t-il. Pour cette nouvelle production berlinoise, son interprétation offre une vision au plus près de la coulée ramiste, de ce son français souvent sombre. Magnifiant une écriture généreuse qui fera dire à Campra qu'« il y a dans cet opéra assez de musique pour en faire dix ». Une interprétation confortée par une distribution de haut vol. Dans une mise en scène audacieuse à défaut d'être totalement explicite.
Pour cet opus premier de ses tragédies lyriques, Rameau s'empare de la Phèdre de Racine. Quoique celle-ci soit adaptée par le librettiste Simon-Joseph Pellegrin aux codes de l'opéra, ce qui veut dire un lieto fine et l'usage du merveilleux pour faire sens. Ainsi deux nouveaux actes sont-ils introduits : celui des Enfers (acte II) et surtout au Vème acte, la résolution des conflits dans un sens positif : Hippolyte et Aricie sont enfin réunis par Diane. Ce qui renforce sans doute le paramètre de la relation amoureuse, déjà une des forces de cette tragédie française. Contre l'amour interdit incarné par Phèdre vis-à-vis du fils de son époux Thésée. Sur cette thématique, Rameau écrit une musique d'une force inouïe pour illustrer une terrible histoire familiale : Aricie a vu tous les membres de sa famille disparaître et demeure le dernier maillon d'une des familles les plus ''dysfonctionnantes'' de toute l'histoire du théâtre, remarque Rattle. Sa passion pour cette pièce et sa musique se ressent dans une interprétation mûrement pensée. Pour cette nouvelle production berlinoise, il a choisi de donner la 3ème version de 1757, et non celle de la création de 1733. Parce qu'il en existe désormais une nouvelle édition et que cette mouture offre le dernier mot de Rameau sur cet ouvrage : une vision plus dramatique qui supprimant le Prologue, focalise mieux sur l'intrigue tragique racinienne. Dès l'Ouverture, on sent une battue nerveuse qui se détendra au long de cette exécution, même si parfois boulée pour souligner le relief de la musique. Un moment en apparence apaisé - car la tempête sourd aussi dans les cœurs - comme le grand monologue de Phèdre au début du IIIème acte, où la reine réalise qu'elle a causé un désastre complet et doit confesser sa faute, trouve ici des accents d'une sobre grandeur. L'accompagnement du solo de flûte qui le ponctue est magique. Plus loin, la musique se fait littéralement ''aquatique'' à l'évocation de Neptune, ou se déchaîne lors de la tempête qui secoue le théâtre pour traduire le courroux de Thésée. Une vision marquée du sens des proportions, d'un souverain équilibre et d'un raffinement de ton. Le Freiburger Barockorchester est l'instrument quasi idéal pour jouer une telle partition : couleurs moirées, articulations soignées, solistes de haut vol. Rattle place ses chœurs en fosse, juste derrière l'orchestre, durant la majeure partie du spectacle, ce qui autorise une meilleure compréhension de la diction et assure un plus sûr impact à leurs interventions.
La distribution offre un panel de choix. Renoud van Mechelen, Hippolyte, de son timbre aigu si particulier, qui se rapproche du ténor français de l'époque de Rameau, se distingue par une diction soignée et le personnage n'a rien de précieux. Il se mesure à l'Aricie d'Anna Prohaska. Une belle prise de rôle pour cette artiste attachante dont le soprano s'étoffe de fois en fois, pour atteindre ici une belle grandeur dramatique. Une interprétation certes non totalement gallique, mais d'une force vraie. Le pur tragique, on le trouve chez Magdalena Kožená qui offre une Phèdre d'une immense tenue, avec des accents de vraie tragédienne lors du monologue déjà cité ''Cruelle mère des amours'', qui est ici au demeurant emprunté à la version d'origine de 1733. Le timbre de mezzo clair apporte une nuance d'humanité essentielle ici. Son Thésée trouve en Gyula Orendt partenaire à son niveau : une voix de baryton assuré, une élocution signifiante et là aussi des accents justes, comme lors de « Que vois-je ? Quel affreux spectacle !'', ou profondément sincères dans le monologue ''Qu'ai-je appris ? Tous mes sens en sont glacés d'horreur ''. À leurs côtés, mais non pas dans leur ombre, les autres protagonistes : la Diane d'Elsa Dreisig, luxus casting, le Pluton du sonore Peter Rose, le Tisiphone de Roman Trekel ou l'Œnone d'Ariane Queiroz. Les chœurs surtout, du Staatsopernchor, font de l'excellent travail de diction comme de composition, ce qui n'est pas toujours aisé eu égard aux exigences de la mise en scène.
Celle-ci donne dans l'abstraction. Non pas une volonté de modernisation à tout crin, mais une recherche de signification cachée ou première, pas toujours lisible. On a fait appel à Aletta Collins avec laquelle Rattle avait fait équipe pour sa Carmen au Festival de Pâques de Salzbourg. Et surtout à un artiste plasticien renommé, Ólafur Eliasson. Comme cela semble être souvent le cas en Allemagne ces temps. C'est peut-être sa vision plastique qui porte le show. On sait que comme beaucoup de pièces de l'époque, Hippolyte et Aricie appartient à ce qu'on appelle ''l'opéra à machines''. C'est peu dire que cette vision ne veut pas coller à une présentation de style d'époque, comme ce fut le cas de celle d'Ivan Alexandre pour sa production au Capitole de Toulouse et à l'Opéra de Paris. En se tournant plutôt vers l'abstrait, elle conjugue la volonté de ne pas être réaliste et le fait d'éviter de sombrer dans la relecture ou la transposition. Tout en conservant les éléments consubstantiels à cette œuvre que sont l'emprise de la Nature et ses éléments premiers : l'eau, les nuages, le feu... Eliasson mise sur la technique dite des projecteurs fixes, empruntée au vocabulaire du spectacle Rock : de fins rayons de lumière géométriques sculptent l'espace, le construisant ou le déconstruisant. On pense à Thomas Jolly et à son Eliogabalo à l'Opéra Garnier. Il use encore des rayons laser vert perçant qui traversent le plateau pour se prolonger en salle avec fébrilité. Des fumées y apparaissent aussi, comme sur scène, et un globe à multiples facettes scintillantes diffuse ses éclats parmi l'auditoire. Pas de décor construit ou d'accessoires spécifiques, car l'intrication entre Nature et architecture professée par le plasticien veut établir des figures géométriques pour mouvements et formes, perspectives et effets de miroir. Tout cela offre un choix plastique sans doute audacieux. Et peut conduire à des images fortes. Comme cette mer de nuages traversant le plateau, en trois couleurs géométriques, de laquelle émergent les deux héros titre. Ou les trois protagonistes que sont Hippolyte, Tisiphone et Pluton, chacun la tête enrubannée d'une sorte de casque en néon, respectivement, jaune, rouge et bleu, sorte d'auréole ou attribut de puissance, on ne sait trop.
Dire que cela facilite la régie d'acteurs est une autre affaire. Car la direction d'Aletta Collins reste souvent un peu prosaïque, pour ne pas dire minimale, se bornant à des attitudes convenues. Seule Kožená-Phèdre tire son épingle du jeu par une gestique de tragédienne. Le travail sur l'élocution qui doit sans doute beaucoup plus au chef d'orchestre, produit un ton souvent exacerbé, qui ne messied pas. La tableau final est intéressant qui voit tout s'assagir peu à peu dans des tons sombres. Une péroraison toute en douceur : les danseurs quittent un à un le plateau pour n'en laisser qu'un au baisser du rideau. Reste que les divertissements, élément si essentiel ici, sont par trop banalisés, ou du moins pas suffisamment signifiants, du fait d'une chorégraphie plus banale que réellement en situation. Au final, une lecture dramaturgique quelque peu absconse. Mais un spectacle musicalement enthousiasmant.