ntre Lille, Bruxelles, le Théâtre des Champs-Elysées, puis Caen, Magdalena Kozena fait sa première apparition à Dijon. Le récital s’articule autour de quatre œuvres lyriques de Rameau et de larges extraits de la Médée de Charpentier. Ainsi tous les caractères, tous les tempéraments, toutes les expressions lui sont offertes de faire valoir son art, avec des pièces instrumentales qui font lien ou rupture entre les scènes chantées. A son ordinaire, Emmanuelle Haïm, déploie une énergie communicative à travers sa gestique singulière et efficace. Les sinfonie, préludes et danses avancent, toujours colorés, aux tempi justes. L’entente avec la soliste est idéale.
Hippolyte et Aricie pour commencer, avec deux personnages de natures diamétralement opposées : Diane et Phèdre. L’air de Diane est réjouissant, d’une fraîcheur insoupçonnée, clair, avec les flûtes gracieuses. Tout autres sont les deux airs de Phèdre, forts, poignants, conduits magistralement, avec un soutien constant, des couleurs rares, au caractère dramatique accusé. Le monologue « Cruelle mère des amours », sorte d’invocation pathétique à Vénus, air révélateur des tourments intérieurs, et, le plus grand, « Non, sa mort est mon seul ouvrage », au terme duquel la reine meurt, terrassée. L'orchestre s'y montre superlatif. Tout serait là, sinon le chœur dont l’absence nous prive d’une part de la force de l’air, Magdalena Kozena campe une formidable Phèdre : une grande tragédienne au sommet de son art, avec une impressionnante longueur de voix. La salle est suspendue, retient son souffle, sous le charme, au sens le plus fort. L’émotion est là, palpable. La suite – purement instrumentale - de Dardanus est maintenant un classique, souvent entendue. Pour autant, loin de tomber dans la routine, l’interprétation qu’en donne le Concert d’Astrée est toujours animée de cette même sève qui lui confère dynamique, contrastes, couleurs et fini, proche de la perfection. Pour conclure la première partie, le célèbre « Tristes apprêts » de Castor et Pollux. Rameau dépeint cet air comme « sentiment d’une douleur morne et […] lugubre ». La liberté mélodique, l’expressivité du texte poétique sont servies avec un art consommé. Malgré une incertitude orchestrale de quelques mesures, la voix, égale et sonore dans tous les registres, s’y déploie avec une maîtrise admirable.
De Charpentier, la suite de Médée nous offre cinq interventions de l’héroïne. Le public a encore à l’esprit les deux airs chantés par Anne Sophie von Otter en mars, puis une autre Médée, celle de Chérubini (dans sa version originale) donnée ici même en mai dernier. L’expression est pleinement convaincante de « Quel prix de mon amour », désespéré, dont la tension frémissante augure déjà de la suite. L’incantation, puis l’invocation atteignent des sommets. Les « noires filles du Styx » ont-elles été chantées avec des accents aussi sombres, avec un orchestre si terrifiant ? Lorsqu’elle implore « Dieu du Cocyte… », Magdalena Kozena est plus que jamais habitée par son personnage. La résolution, la fureur de son monologue, la folie meurtrière (« ne les épargnons pas ») ont une charge affective extrême. La métrique souple, proche de la déclamation, autorise le passage insensible du récitatif à l’air. La réalisation instrumentale, particulièrement fouillée renforce l’intérêt. La plénitude épanouie et l’autorité du chant, la justesse dramatique du jeu, tout concourt à l’émotion partagée.
Les Indes galantes, opéra-ballet, aimable divertissement, malgré sa tempête et son orage, formidables mais convenus, comporte des pages très variées. Dans l’air tendre de Phani, splendide et discrète, Magdalena Kozena nous offre des aigus admirables d’aisance, de fraîcheur et de naturel, renouant avec le climat de l’intervention de Diane, au début du récital. Le fameux air d’Emilie « Vaste empire des mers » est spectaculaire, animé, tempétueux à souhait, avec un orchestre déchainé. Seul (petit) regret : à l’égal du monologue de Phèdre, l’absence du chœur des naufragés, qui concourt à la richesse de l’expression dramatique. Bienvenu pour clore ce récital, « Fuyez, fuyez, vents orageux », avec le hautbois et le basson solos, suivi du tambourin dans la liesse d’une fête provençale.
L’émission puissante, articulée avec une ornementation parfaitement intégrée à une ligne vocale admirable, les graves bien timbrés, on est sous le charme. Le mezzo est toujours aussi souple, sonore, les couleurs superbes, comme les phrasés. L’expression a encore gagné en intensité, libre, naturelle, sans outrance cependant. Magdalena Kozena habite son personnage, auquel elle donne une vie intense, passionnée. Une grande tragédienne servie par des moyens exceptionnels. Deux magnifiques bis répondront aux acclamations enthousiastes du public.
© Yvan Beuvard