La mezzo-soprano tchèque Magdalena Kožená et la Compañia de Flamenco d'Antonio El Pipa, avec musiciens espagnols et baroques, mêlent leurs répertoires, leur grâce et leur fougue dans un répertoire éclectique.
Magdalena Kožená et Antonio El Pipa entrent main dans la main. Tournant dans sa robe flamenco aux longs revers noirs doublés de rouge, elle dévoile un dos-nu et se recroqueville sur une chaise. II éveille le Théâtre des Champs-Élysées par de virtuoses et sonores claquements de doigts et de talons (au point qu'un technicien devra venir à l'entracte et après le spectacle pour revisser le plancher !), avant de dessiner des volutes de la main, qui s'échouent sur la mezzo et l'éveillent membre par membre. Sérieuse et curieuse, c'est afin de préparer l'enregistrement de Carmen en 2012 et la production à Salzbourg que Magdalena Kožena entreprit un voyage en Andalousie et y fut initiée à l’art ancestral du duende par Antonio El Pipa. Leur complicité s'en ressent.
De sa chaude voix de mezzo-soprano, Kozena donne les inflexions, accents et trilles andalous à la ligne baroque qu'elle maîtrise : le son flûté et précis enfle et prolonge avec douceur les dissonances en fin de phrase. Certains accents dans les mouvements lents ont la projection endolorie d'un Lamento (tel celui de la Pénélope de Monteverdi qu'elle incarnait récemment sur cette scène). Sommet expressif, le bouleversant ¿A quién me quejaré? (À qui me plaindrai-je ?) chanté haletant, coupe le souffle du public qui n'applaudit qu'après un intense silence. "Envolez-vous" tel est le chant suivant, au rythme guilleret : exemple éloquent du mariage entre joie et larmes de ce répertoire.
Les s zozotés caractéristiques de Kožená sont la preuve qu'elle était destinée à aborder cette langue espagnole avec l'emblématique ceta (s prononcé en collant la langue aux incisives supérieures) : son corazón est parfait ! Quant à son vibrato, rapide et maîtrisé, il donne une intensité seyant à la fougue désespérée de ce répertoire. D'autant que Kožená sait abandonner complètement ce vibrato pour renforcer l'effet d'une dissonance, par la voix droite. Ses aigus cristallins en appellent aux anges de ce très chrétien peuple espagnol. Toutefois, de beaux aigus donnent envie d'entendre de ces beaux graves de poitrine, absents de la soirée et qui conviendraient tant au répertoire.
Les percussions orientales ponctuent de leurs accents le précis battement des anciens instruments occidentaux (guitare et harpe baroques, théorbe et viole pincée). Les liens entre baroque et musique espagnole sont richement illustrés au long de la soirée, y compris dans les formes : le couplet/refrain espagnol (Copla/Estribillo) répond à la construction récitatif/aria.
Entrent en scène trois brunes en robes flamencos froufroutantes et chatoyantes, fleur dans les cheveux, frappant des mains et déployant des voix vibrantes, toniques et pleurantes. Suivent deux guitaristes qui balayent et fouettent leur instrument avec des mains si rapides qu'elles semblent être des illusions visuelles. Sur cet accompagnement poignant, Antonio El Pipa déploie sa grâce animale tonique et serpentine, enchaînant postures et mouvements sveltes, toujours élancé, torse bombé. Paraissant d'abord dans une belle tenue noire, il sera ensuite vêtu d'un rouge éclatant, de pied en cap. Il se parera aussi d'une tenue bordeaux, toujours unie des bottines au foulard, puis d'un ensemble de cow-boy avec jean, santiags et veste en cuir à franges, pour finir en smoking. La Compañia de Flamenco laisse dans son sillage une fougue dont les instrumentistes se nourrissent et qu'ils canalisent de leur grande précision.
L'Europe doit beaucoup au Siècle d'or espagnol : son théâtre, Don Juan, les romans picaresques. Jean-Baptiste Lully, l'incarnation du classicisme à la française, lui rend aussi hommage dans Le Bourgeois gentilhomme avec l'air "Sé que me muero de amor", joué, chanté par Kožená avec improvisation d'Antonio El Pipa.
Après ces dialogues, la soirée finit en tutti, à l'unisson. Les instrumentistes baroques et flamencos se joignent, la rousse flamboyante Kožená et les chanteuses brunes ténébreuses, pour mélanger leurs timbres et leurs rythmes, leur peine et allégresse dans une fusion pleine de sens.
Kožená esquisse quelques pas de danse, Pipa salue son suraigu d'un ¡Olé! repris par le public avec bravos et applaudissements.